Le trésor La brume de l’aube noyait le paysage endormi lorsque la sonnette retentit. Grommelant, je me levai pour aller voir qui osait me réveiller à une heure si matinale : c’était Fred ! Je vous explique brièvement : Fred tient une petite boutique dans laquelle règne un bazar sacrément mal fichu. Un jour, j’y ai même déniché une page écrite à la main, racontant le passage d’Hannibal à proximité du Mont Blanc, à travers le massif des Alpes et la façon dont il dégagea le chemin, ainsi que toutes ses grandes victoires jusqu’à sa bataille décisive à Zama, en Afrique, qui verra sa défaite. Fred m’attrapa violemment par la manche et me hurla qu’il avait découvert une vraie merveille : il voulait absolument que je vienne voir. J’écarquillai de grands yeux ensommeillés et me précipitai en vacillant dans la salle de bains pour m’habiller à la va-vite, mettant mon pantalon à l’envers et enfilant des chaussettes dépareillées : Babar sur le pied gauche, et Spider Man, le héros de mes cinq ans, au pied droit... Je dévalai ensuite l’escalier à toute vitesse, me hâtant tout en surveillant la dernière marche dérobée (la traîtresse !) qui depuis quelque temps avait pris une fâcheuse tendance à me faire trébucher. Je le suivis dans le complexe de corridors que forme mon appartement, les yeux encore embrumés de fatigue. Il faut dire que je m’étais couché à sept heures du matin, après une fiesta infernale : on avait beaucoup bu, dansé, on avait ri et bu encore et encore. Je m’étais amusé comme un petit fou avant de réaliser que je m’étais enivré bien au-delà de mes limites et que si je restais une seconde de plus, je risquais de tomber dans un coma éthylique. J’avais donc quitté les lieux en titubant à moitié, ne sachant plus trop comment mettre un pied devant l’autre et si les chaussures que je discernais dans un flou étonnamment artistique m’appartenaient ou non, mais un stupide voleur avait dégainé un long coutelas au manche d’ivoire ouvragé, et l’avait pointé sur ma gorge en criant : « La bourse ou la vie ! » Penaud, j’avais hésité entre prendre bêtement mes jambes à mon cou (j’avais renoncé car je confondais lamentablement mes jambes avec le réverbère au halo blafard du coin de la rue) et lui donner bien gentiment ce qu’il exigeait de moi : tout mon argent. Mais l’individu n’était pas patient, et commençait à appuyer dangereusement sur ma fragile carotide, qui pulsait comme une locomotive à vapeur poursuivie par les frères Dalton. « Et accélère le mouvement ! » Je n’avais pas trop le choix et décidai de sacrifier les quelques billets que j’avais sur moi ; je m’exécutai et lui abandonnai mes maigres possessions. Mais, je parle, je parle, et pendant ce temps, vous vous demandez sans doute pourquoi Fred avait bien pu débarquer chez moi à cette heure indue. Attendez donc la suite… Alors voilà, une fois dans la voiture de Fred, il commença à me raconter qu’au moment de partir travailler, il avait retrouvé le parquet de son salon tapissé de pierres précieuses toutes plus belles les unes que les autres : des diamants bruts, des rubis, des saphirs, des émeraudes, des agates, des aigues-marines, des améthystes, des opales, des topazes, des onyx, des citrines et même quelques pièces d’or ! Il y en avait tant qu’il n’avait pas su où poser le bout des orteils et avait traversé le champ de pierres scintillantes en grimpant sur les meubles qui grinçaient de manière inquiétante, écrabouillant au passage la queue du vieux chat blanc qui somnolait, nonchalamment avachi sur l’accoudoir, déchiqueté par ses griffes, du canapé en skaï noir des années cinquante. Comment y croire ? Impossible ! Tout bonnement impossible ! Ce devait être la raison pour laquelle je n’y parvenais pas. Cinq kilomètres (enfin, je crois) avant la grande maison de Fred, nous tombâmes en panne de carburant ; heureusement qu’une antique station à essence se dressait à proximité (c'est-à-dire à environ un kilomètre, que je parcourus en ahanant comme le bûcheron du Petit Poucet…). Nous dûmes tout de même pousser la voiture (vraiment éprouvant au lendemain de ma folle nuit) jusqu’à la pompe dont les employés prenaient leur pause. Nous fûmes contraints d’attendre pendant une demi-heure, exténués par notre effort (moi d’autant plus : je n’avais dormi que deux heures), pour pouvoir repartir. Nous arrivâmes enfin chez Fred et nous précipitâmes à l’entrée du salon. Je remarquai aussitôt quelque chose de très bizarre : alors qu’il s’extasiait encore et encore devant la beauté de l’union harmonieuse des diamants, de l’améthyste, de la citrine, de l’opale et du rubis, toutes ces " merveilles ", aucun de ces joyaux ne s’étalait sur le sol. Encore à moitié ivre, je ne distinguais pourtant que le plancher de chêne vieilli, pas la moindre trace de pierre précieuse ou de ducat... Je lui demandai alors : « Fred, es-tu sûr de ne pas être aussi saoul que moi, ou de ne pas avoir fumé un truc illégal ? - Non, non, je n’ai pas fumé ni bu depuis l’année dernière ! - Tu en es vraiment certain ? - Oui, j’ai seulement mal aux yeux. - Euh…Tes lunettes ! Elles sont bizarres mais elles me rappellent quelque chose. Ce sont celles que tu m’avais empruntées il y a trois mois ! - De quoi parles-tu ? - Je parle de mes vieilles lunettes qui servent de kaléidoscope ! Les saphirs, les émeraudes, les agates, les aigues-marines, les topazes, les opales et tout le reste n’étaient que des hallucinations causées par mes binocles ! » Ainsi, les superbes pierres précieuses et les étincelantes pièces d’argent (qui, soit dit en passant, auraient fait du bien à ma bourse, si maigre qu’elle décollerait le papier peint sans érafler le mur) n’avaient existé qu’un fugace instant aux yeux de ce bon vieux Fred, grâce à des lunettes aux effets psychédéliques qu’il avait posées par mégarde sur son nez cabossé (enfin…j’espère que ce n’était pas un stratagème particulièrement vicieux destiné à me réveiller aux aurores afin que ma mère puisse me condamner à accomplir mes maudites corvées de ménage et de vaisselle…), et toutes ces magnifiques richesses n’étaient que visions illusoires. Quel dommage ! J’aurais beaucoup aimé partager un si grand trésor avec un bon ami tel que Fred !!! Profondément déçu, Fred me présenta toutes ses excuses pour m’avoir dérangé de si bonne heure, et me ramena chez moi, où je pus enfin me rendormir en rêvant de lunettes magiques et de trésors chatoyants, décorant une vieille pompe à essence sous un réverbère ciselé d’ivoire.
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