SUPPLÉMENT MENSUEL PARUTION LE 1ER LUNDI DU MOIS MARS 2015 LE SAFIR FRANCOPHONE Ambassadeur de la pensée politique et culturelle arabe ÉDITORIAL Talal Salman Le « secours » américain ouvre une nouvelle ère Colonisation sur demande C ent ans séparent la colonisation ancienne, majoritairement britannique et française, de la colonisation nouvelle, représentée par un partenaire américain spéculateur, entré relativement tard sur le terrain des compétiteurs. Le choix est désormais clair et précis : d’un côté il y a le barbarisme de « Daech » et de ses semblables, qui tuent « ahl al-ridda » (les apostats) et épousent les filles des « infidèles » après leur avoir imposé l’islam, de l’autre il y a l’Occident américain avec ses avions sans pilotes, ses missiles longue portée, venu protéger l’islam et les musulmans. Des missiles, doit-on croire, qui distinguent entre vrais et faux croyants et ne tuent que les terroristes pour que les autres puissent lever haut la bannière de la vraie religion. Mais ces « secours » occidentaux, essentiellement américains, quels en sont les objectifs ? Quels seront leurs impacts sur la future carte du monde arabe et sur ses pays ? Des questions légitimes se posent : qui peut aujourd’hui proposer une vision d’avenir pour la Syrie ? Pour l’Irak, le Yémen ou la Libye ? Tous les Etats « caducs » sont-ils bel et bien tombés dans chacun de ces pays ? Qui possède maintenant la capacité de redessiner la carte du « Croissant fertile » ou du « Levant » ?! Et dans cette nouvelle carte, où se situeront les « limites » d’Israël... et celles de la Palestine ? Une nouvelle ère commence donc pour ces entités enfantées il y a cent ans par l’accord de Sykes-Picot (en 1916 exactement), elles qui se sont révélées de purs produits du colonialisme et non des patries viables. Cette nouvelle ère a été initiée par l’invasion américaine en Irak, en mars-avril 2003. Oui, c’est aujourd’hui bel et bien le retour de la colonisation, mais une colonisation salvatrice cette fois-ci, et sur demande. Une colonisation financée par notre pétrole et nos autres ressources. Car nos gouvernants, chargés pourtant de la responsabilité de protéger leurs pays, ne se sont pas souciés de la chute des provinces et des régions riches en pétrole, tombées aux mains de « Daech » ; ils se sont contentés d’attendre le « secours » américain. Mais alors, il s’agit d’un secours aux régimes en place, et non aux patries, qui elles regimbent et ne peuvent vivre sous les protections étrangères. Ce qui signifie que les instances au pouvoir sont prêtes, quel qu’en soit le prix, à sacrifier leurs pays pour sauvegarder leurs trônes, protégés désormais par Campagne médiatique d’un mouvement de protestation américain contre la guerre du Vietnam, 1972. les avions du colonisateur américain et les alliés qu’il veut bien se choisir parmi les Occidentaux (et quelques Arabes). Ainsi s’effondre l’arabité, victime de toutes les parties en lice. Tandis que la guerre qui embrase la région reste ouverte… Une guerre, qu’on se le dise, qui sera réglée par les enjeux du pétrole, et non ceux de la religion. En toute occurrence, que l’islam politique ait abattu l’arabisme en ouvrant par là même la porte à un nouveau colonialisme, n’est pas pour lui signe de succès. Un tel colonialisme, qui s’impose par des avions de guerre, fait avorter tout rêve d’indépendance et renforce l’entité israélienne ainsi que sa capacité à dominer les territoires arabes… sous l’ombrelle américaine. ■ Rédacteur en chef : Talal Salman Directrice de la publication : Leila Barakat Contributeurs : Nasri Al-Sayegh, Mohammed Ballout, Abdallah Bouhabib, Jean Jabbour, Anne van Kakerken, Helmi Moussa Traducteurs : Randa Abi Aad, Fadia Farah Maquettiste : Ahmed Berjaoui Le Safir francophone est fondé par Leila Barakat. Publié grâce au soutien des éditions [liR]. Adresse : Le Safir francophone As-Safir - Rue Mneimné - Beyrouth - Liban Courriel : safirfrancophone@assafir.com www.facebook.com/safir.francophone 2 MANAGEMENT PUBLIC « L’Occident veut développer l’Orient » : y croyez-vous ? Comment les choses se passent réellement dans le « business du développement » Leila Barakat Après une période riche en projets de développement, c’est-à-dire en faux-semblants et demi-réalités, la cupidité ne parvient plus à se cacher derrière les promesses et les mises en scène médiatiques : l’heure a sonné où le mythe s’effondre. Celui d’un monde développé qui se pique d’œuvrer pour la modernisation des pays en voie de développement. Montage théâtral oblige, les principaux protagonistes se prêtent volontiers à la comédie de la croissance. Il serait cependant utopique de croire que cette bouffonnerie a d’autres motivations que l’argent, dieu unique et universel. V oici les grands actes où excellent les comédiens : un bailleur de fonds se présente auprès d’un pays, dans le souci affiché de réformer un secteur quelconque. Education, santé, tourisme, urbanisme, finances, travaux publics… peu importe, tout est éligible, tout est sujet à « développement ». Naïf au plus haut point, le pays approché se hâte de contracter une belle et grosse dette pour la réforme du secteur sélectionné. Empressé à sa tâche, le bailleur de fonds (pure invention occidentale) cherche de son côté à passer contrat avec un consortium, c’est-à-dire un assemblage de sociétés (de pur sang occidental elles aussi, bien entendu). De fil en aiguille, des hommes d’affaires occidentaux répondront donc du destin de la réforme d’un secteur majeur, voire vital, d’un pays oriental désigné par la bienveillance occidentale. Cette « sous-traitance de réforme » requiert, comme en tout business plan qui se respecte, termes de référence, appels d’offres et contrats, engendrant tout un processus qu’il faudra, au finale, financer par une partie de la dette – laquelle s’envole peu à peu en fumée. Une autre partie de la dette est grappillée pour les gains « légitimes » du consortium qui a remporté le marché, une autre encore récompense sa gestion du projet – tout cela sous les termes inattaquables de « frais de management ». Le reste du budget est par ailleurs employé à la mobilisation des experts sectoriels mis à disposition du gouvernement concerné. Mais les procédures des donateurs sont mangeuses de temps et d’argent, et les experts se retrouvent davantage accaparés par les processus que par les résultats. Ils doivent mettre à jour le plan global, le diviser en plans annuels, harmoniser ces plans, incorporer les commentaires du bailleur de fonds, de l’autorité contractante et de l’ensemble des bénéficiaires, parfois eux-mêmes en désaccord… Quand les plans annuels sont enfin approuvés, l’année est en partie écoulée, et le plan global est déjà caduc. Il faut alors s’évertuer à l’adapter en fonction des nouvelles données, et, tel Sisyphe poussant son rocher, le soumettre à nouveau pour validation… Malheureusement, la saga du gaspillage d’expertise ne se contente pas de faire rire au baisser de rideau, quand on sait que les pertes se chiffrent en millions de dollars. Les coulisses ne sont pas plus réjouissantes, car bien souvent la corruption se charge de dépenser la dernière partie de la dette. Il arrive en effet qu’un bénéficiaire magouilleur, en digne représentant de son « Walking city », la ville mouvante de Ron Herron qui se déplace dans le désert (1973). pays, si subtilement oriental, bloque tout processus de validation pour extorquer la somme d’argent qui gonflera ses poches. Et il s’est aussi vu, dans d’autres cas de figures, que bénéficiaire et autorité contractante conviennent ensemble, comme larrons en foire, de faire main basse sur une partie du magot. Alors, au dernier acte le calcul est simple : après cette succession d’amputations budgétaires, que reste-t-il au pays endetté ? Des miettes du projet et de son budget… et le poids de la totalité de la dette contractée. Par ailleurs, comment ces marchés sont-ils initialement remportés ? Comment sélectionne-t-on les acteurs ? Il apparaît qu’on demande en général aux consortiums intéressés de présenter une vision, une méthodologie, un plan de travail, un budget, ainsi que le curriculum vitæ des experts qu’ils comptent mobiliser. En vérité, les cessions de ces marchés et leurs mécanismes opératoires sont d’emblée la tare du développement. Ils ne fournissent aucune garantie, sinon celle de dérégler le processus de réforme. A preuve : • Les marchés sont fréquemment remportés grâce à ce qu’on appelle, dans le monde de l’assistance technique, des curriculum vitæ d’experts « forgés », c’est-à-dire falsifiés, Revue « Occident » (1947). augmentés d’informations incorrectes, étayés de faux diplômes, auxquels sont joints des certificats d’emplois fictifs. • D’excellentes méthodologies sont décrites, accompagnées d’imbattables plans de travail. Hélas ! Ils sont commissionnés à des professionnels qu’on ne reverra jamais : dès qu’un consortium est adoubé, on passe à un professionnalisme de seconde zone, beaucoup moins coûteux. Les têtes pensantes et visionnaires se sont purement et simplement volatilisées. • L’appât du gain ne s’arrête pas là : la gestion du projet est offerte en pâture aux financiers, des rapaces qui, n’ayant cure de ce qui a été écrit et promis dans l’offre technique, s’empressent d’aider le consortium à se dérober à ses engagements. Trop risqué ? En apparence seulement. Secondés par des hordes d’avocats, ils mettent leur point d’honneur à frauder leur créancier et à garantir que l’autorité contractante ne peut légalement intenter de procès. Un procédé retors qui nécessiterait tout un manuel de savoirfaire pour être expliqué, et non un simple article de presse. Machiavel en personne serait le plus à même d’en rédiger les grandes lignes… Nul ne s’irrite, nul ne dénonce ? « Nous sommes de simples soldats de la coopération technique », répètent les agents de développement, marginalisés ou indifférents. Pourquoi s’étonner ? Cet Occident, si peu scrupuleux dans le lointain Orient, a aussi chez lui ses infortunes, dont les jachères continues que taille le chômage sur ses territoires. En mal de solutions, il déploie toute sa virtuosité pour exporter ses chômeurs... vers un autre continent. A la clé, des dizaines de milliers d’emplois. Qui n’a pas de travail en Occident se fera expert de développement en Orient. Et comme il s’agit d’experts aux CV forgés, c’est-à-dire des connaisseurs en rien, les résultats laissent souvent à désirer. Le développement de l’Est attendra… Qu’importe : l’Ouest récupère de toutes façons, au moins en partie, l’argent « investi » – car comme le dit si bien le proverbe français : « L’argent va à l’argent ». Qui en profite donc, qui se modernise, Orient ou Occident ? A première vue, l’Orient. A mieux y regarder, l’Occident, bien entendu. C’est que, comme l’explique Chamfort : « Les succès produisent les succès, comme l’argent produit l’argent ». ■ DOSSIER DU MOIS : COMMENT L’ORIENT VOIT L’OCCIDENT SUPPLÉMENT MENSUEL - MARS 2015 3 Comment l’Orient voit l’Occident L’Occident au Moyen-Orient : des principes contradictoires Abdallah Bouhabib Rien ne me fait mal autant que l’approche des pays occidentaux dans le traitement de la crise syrienne : si elle est similaire à celle qui a prévalu dans la crise en Ukraine, elle contredit par ailleurs la politique menée à l’égard de l’Égypte. En Syrie, la communauté internationale a préconisé, au travers de la conférence de Genève 1 en juin 2012, la participation de l’opposition pro-occidentale et du régime syrien à un même gouvernement de pleins pouvoirs, au moment où les forces militaires – l’armée syrienne d’un côté, l’armée syrienne libre de l’autre – jouissaient d’un parfait équilibre sur le terrain. Mais quelques semaines à peine après cette réunion, la réalité militaire s’est modifiée et les forces de l’opposition dite « modérée » – selon l’expression en usage en Occident – se sont repliées au profit des forces du régime et de celles de l’opposition religieuse extrémiste, se marginalisant et se confinant dans des poches réparties au Nord et au centre de la Syrie. Dans le même temps, le commandement des forces de la coalition syrienne « modérée » est passé du leadership des Frères musulmans soutenus par l’État du Qatar, à des politiciens sans assises politiques, soutenus par l’Arabie saoudite. Malgré ces changements sur le terrain, la conférence de Genève 2 pour l’application des résolutions de Genève 1 s’est bel et bien tenue, et Lakhdar Brahimi, ce grand expert international dans la résolution des crises, qui venait de démissionner (en mai 2014), a administré des réunions entre l’opposition et le régime sans qu’ait été proposé le moindre projet de solution à la crise syrienne, ce qui avait inévitablement voué ces réunions à l’échec. En Ukraine, après le limogeage du président par le Parlement, sous la pression de plusieurs dizaines de milliers de manifestants qui avaient déferlé à Kiev, venus des régions qui réclamaient l’affiliation de leur pays à l’OTAN, les pays occidentaux ont appuyé avec insistance l’élection d’un nouveau président à la tête de ce même régime qui a pourtant causé la dégradation de la situation dans le pays. Et ce, alors que l’Est et le Sud de l’Ukraine progressent, avec le soutien russe, vers une autonomie ou une union avec la Russie (selon les reportages de la presse occidentale). En revanche, en Égypte les pays occidentaux n’ont pas favorisé la destitution par l’armée du président élu, suite à de vastes manifestations populaires menées par des centaines de milliers d’Égyptiens dans toutes les régions du pays. Après cela, s’est instauré un gouvernement de transition qui a établi une feuille de route visant à consolider la démocratie par l’élaboration d’une nouvelle Constitution devant conduire à l’élection d’un président et d’un parlement. Un comité de cinquante personnalités égyptiennes, expertes dans des domaines divers, a donc élaboré une nouvelle Constitution d’orientation libérale, massivement approuvée par un peuple égyptien qui se tenait à l’orée de l’élection d’un nouveau président de la République. Il serait utile de noter également ce qui se passe en Tunisie, où une autorité unifiée a réussi à élaborer un nouveau système qui tient compte des points de vue des différentes composantes, et à amorcer l’application de nouvelles Constitutions. L’expérience du Liban, de la Bosnie et de l’Irak, qui sont passés par des processus similaires (et ce, malgré les obstacles que ces pays continuent à affronter), montre que le fait de s’entendre sur un nouveau système qui répond aux exigences de toutes les composantes de la population, est la meilleure solution pour résoudre les crises internes dans des pays à structure pluraliste. On est donc en droit de se demander pourquoi on ne parvient pas à réunir les Syriens, dans toutes leurs composantes, pour qu’ils s’entendent sur un nouveau système, quel que soit le temps requis pour une telle entreprise, de sorte que chacune des parties y trouve son compte, son existence et ses droits étant garantis par ce nouveau système. Pourquoi ne pas œuvrer à rassembler les composantes de l’Ukraine sous un même toit et les aider à s’accorder sur l’avenir de leur pays ? Pourquoi s’obstiner à permuter seulement les dirigeants et à préserver des systèmes qui ne sécrètent que dictature et corruption ? Pourquoi la société occidentale persiste-t-elle à ignorer le pluralisme en Syrie et en Ukraine, alors que ce pluralisme est aussi la base sur laquelle elle a édifié sa propre Constitution ainsi que son système politique ? Pourquoi les pays occidentaux interprètent-ils le limogeage en Égypte d’un président élu comme un coup d’état militaire, et le limogeage en Ukraine d’un président élu comme un acte de démocratie pure ? La contradiction évidente dans la politique des nations occidentales s’applique également au traitement humanitaire des crises. Par exemple, ces nations encouragent le Liban à l’égard des réfugiés syriens venus de toutes les régions de leur pays, qu’elles soient en sécurité ou en guerre, et le félicitent pour cette attitude humaine. Cependant, les Libanais qui ont offert l’hospitalité à ces réfugiés ne reçoivent de ces nations aucune aide qui compenserait les problèmes financiers que cela occasionne. Les seules assurances de compassion et de compréhension manifestées par la communauté internationale ne sauraient suffire ; selon les estimations des organisations internationales qui assistent les réfugiés, les aides que ces derniers ont reçues des pays donateurs ne correspondent même pas à la moitié de leurs besoins. Pire, ils ne reçoivent qu’une aide accessoire des pays qui financent la guerre en Syrie. Sans aucun doute, les principes politiques, sociaux et économiques des nations qui prônent la justice et l’équité dans leurs politiques internationales en cette ère de mondialisation, et ce jusqu’à l’idéalisme, ont impérativement besoin d’être révisés. Il est grand temps que l’Occident cesse de prétendre à la vertu et à la perfection dans le traitement des crises que traversent plusieurs pays pluralistes, dans ces régions du globe qu’on qualifie de tiers-monde. ■ Abdallah Bou Habib était l’ambassadeur du Liban aux Etats-Unis. Croisades, colonisations, guerres du Golfe... Qu’est-ce que les Occidentaux viennent faire en Orient ? Pourquoi les pays occidentaux interprètent-ils le limogeage en Égypte d’un président élu comme un coup d’état militaire, et le limogeage en Ukraine d’un président élu comme un acte de démocratie pure ? La prise de Jérusalem (1099). Miniature d’un manuscrit français de Godefroy de Bouillon. Antoine-Jean Gros, « Combat de Nazareth », 1801. Robert Ingpen, 1991. Horace Vernet, « La Prise de la Smalah d’Abd el-Kader par le duc d’Aumale ». Horace Vernet, « Combat de la Somah », 1839. 4 DOSSIER DU MOIS : COMMENT L’ORIENT VOIT L’OCCIDENT La nation arabe gardienne de Sykes-Picot déclaration illégitime, l’État qui vit le jour à l’intérieur des frontières de la partition était petit. Mais il lui fut autorisé, à lui seul, d’abord en 1948 puis en 1967, de violer les frontières L’Orient arabe est à l’agonie. Le Moyen-Orient se désagrège. établies, et ce sous l’égide d’une indulgence internationale, Les entités implosent. Les peuples de la grande demeure arabe d’un laxisme des nations, d’une impuissance arabe et d’une ensanglantée aspirent, à la faveur d’un bien mince espoir, à une défection morale généralisée. La violation des frontières par halte momentanée avant une imminente partition. Les trois Israël se poursuit toujours, sous la forme d’un grignotage dernières années laissent présager que ce qui fut depuis cent progressif de la Palestine à travers l’implantation continue ans est en passe de disparaître. Une recomposition de la région des colons, ainsi que par le maintien d’une présence militaire se profile, imposée par les guerres en cours, par les forces de au Golan ou, à plus petite échelle, au Liban. dispersion et de partition qui y sont impliquées. L’Orient arabe Le crime commis par l’Occident fut adopté par les est pour ainsi dire, en train de rendre l’âme ; il est entré dans une Arabes. C’est ainsi que, paradoxalement, les victimes ellesère de territorialisation excessive, de démantèlement en cantons, mêmes achevèrent de consacrer les entités préfabriquées tout en berceaux ethniques, confessionnels, communautaires ou en affichant un zèle outrancier à faire entendre la « voix des régionaux dans lesquels chaque groupe tend à plus ou moins Arabes », la cause de l’arabisme et la question de l’unité. Les brève échéance à s’uniformiser en communauté de race pure ou entités furent donc protégées par leurs propres détracteurs, de même religion. Il est d’ailleurs fort à parier que cela arrivera qui s’acharnaient à défendre l’unité avec toujours davantage très prochainement, dès que les combats se seront soldés par des d’inimitié et d’esprit de division. Les entités artificiellement compromis imposés par les forces extérieures, devant lesquelles, créées furent ainsi élevées au rang de sacré intouchable, si une fois leur violence épuisée dans le maillage de frontières bien que la souveraineté et l’indépendance, devenues priorités intestines, les forces intérieures feront acte d’allégeance. absolues, reléguèrent l’idée d’unité à la dernière place. Il n’était pourtant guère prévisible que cet ensemble de Dans ce contexte, tout le monde s’abattit sur la tentative de pacotille communément appelé « l’Orient arabe », réalité Nasser en Syrie et au Yémen - ses propres artisans compris, imprécise et latente dans l’inconscient collectif, se délite et notamment en Syrie - et, au lieu de la purifier des travers aille à sa fin. Il y a cent ans s’effondrait l’Empire ottoman. Une du pouvoir, on lui porta rapidement le coup de grâce, n’en fin qui ne surprit personne. La Grande- Bretagne lui épargna, conservant qu’une lettre morte dans un discours mensonger. certes, une chute prématurée, mais seulement parce qu’il Ainsi donc, nulle voix ne devait couvrir celle de Sykes-Picot. fallait que le fruit qu’elle voulait elle-même cueillir, soit bien A cet effet, les capitales porte-drapeaux de l’unité réglèrent leur mûr. La France en eut sa part et fut cohéritière, aux côtés de sa position sur celle du Liban : d’un côté, un discours nationaliste concurrente d’outre-Manche, de mandats, protectorats et autres faisant l’apologie de la souveraineté des pays et dénigrant Sykestutelles. Après chaque défaite, les grands vainqueurs s’attellent Picot qu’on accusait de tous les maux, de l’autre, des frontières à redessiner les cartes, taillant des États à coups de ciseaux, jalousement maintenues, qui ne tardèrent pas à devenir de tels créant des entités d’un simple trait de plume, établissant obstacles que seuls de rares privilégiés eurent la possibilité de les arbitrairement des frontières qu’ils ratifient ensuite. C’est ainsi franchir. Bien vite, les entités se convertirent en camps retranchés. que les peuples de « l’Orient arabe » furent politiquement Y entrer nécessitait un passeport, par ailleurs facile à obtenir pour repositionnés, conformément à la logique de distribution des un étranger mais inaccessible pour un Arabe. Les frontières entres parts propre à la règle de partage des butins de guerre. les frères arabes devenaient frontières entre ennemis. Rebelles aux amendements ou aux modifications, les En vertu d’un paradoxe ahurissant, on peut ainsi ramener entités ainsi créées ont résisté avec arrogance et présomption dos à dos les effets du colonialisme qui a divisé la nation, et à tous les projets unionistes ; ceux-ci, bien que forts de l’action des défenseurs de l’unité eux-mêmes, qui divisèrent les leurs idéologies nationalistes, n’ont pas réussi à gommer peuples en communautés, les assujettissant au pouvoir sans les les frontières et la division des peuples initiées par Sykesrattacher à l’idéologie ; en ne les guidant que par les vertus de la Picot, ce dernier tenant lieu de texte sacré face auquel les tyrannie et de l’oppression, ils les conduisirent à la soumission, hérésies des misérables unionistes ne faisaient pas le poids. à la résignation, au défaitisme. Les peuples disparurent donc Car malgré la pureté de leurs intentions et la sincérité de leurs au profit du pouvoir. La cause disparut au profit du rebut de la convictions, ces derniers n’avaient pas la force suffisante société. Le parti disparut au profit du guide. Ce dernier une fois pour proclamer la nullité des cartes établies ; leurs tentatives en place, tout le reste pouvait disparaître. Et c’est précisément ce de rassemblement et d’union ont été étouffées, dès 1920 par genre de leaderships qui a conduit à des tueries en Irak et à la mort l’Occident à Damas, puis avortées dans la même ville, en des nations dans l’ensemble des régimes despotiques, fussent-ils 1961 (date de la disparition de la République arabe unie). républicains, laïques ou monarchiques… L’unique exception à la règle reste Israël. A l’issue d’une Pauvre nation arabe ! Une mère massacrée par ses propres fils à la faveur d’une violence sans « Civilisation atlantique » (1953) d’André Fougeron caricature cesse réinventée, et que l’Occident les guerres coloniales françaises et le capitalisme américain. achève de tuer à coups d’agressions. Et pourtant, il n’existe pas de nation dont la civilisation soit plus prodigue, ou même comparable en matière de fécondité culturelle, de diversité, de créativité. Nous sommes les héritiers de ce patrimoine, mais qu’en a fait la canaille qui tenait les rênes du pouvoir ? Il est étrange de constater qu’elle a sauvegardé Sykes-Picot, ne parvenant à unir le peuple qu’en lui imposant silence. Unis, nous l’avons été, dans le malheur, la peur, le désespoir. Nasri Al-Sayegh Ce que les peuples d’Orient reçurent en héritage n’était qu’une partition arbitraire, face à laquelle les forces politiques ont démontré leur impuissance, consolidant ainsi ad vitam aeternam les entités établies, confisquant du même coup aux foules arabes leurs rêves d’unité et leurs espoirs. Les régimes dictatoriaux ont échoué à trouver une solution au problème, longtemps écarté et tabou, de la pluralité confessionnelle et ethnique. Car avoir un seul chef ne supposait-il pas qu’il n’y avait qu’un seul peuple ? Cela devait suffire à gommer les différences… Le désastre apparut en plein jour lorsque les pouvoirs explosèrent, entraînant les sociétés dans leur déroute et transformant en cauchemar ce qui était, ou devait être, un printemps des nations. Les agents internes sont générateurs de crises dont l’extérieur s’empare et tire profit. C’est là une loi ancestrale qu’il est rarissime d’inverser, de même qu’on voit rarement l’extérieur imposer de sa propre initiative des événements qui ne seraient pas accompagnés par des facteurs ou des instruments internes. Tout au plus l’extérieur serait-il en mesure de ménager des circonstances favorables au déclenchement des crises, lesquelles, toutefois, resteraient parfaitement inopérantes sans la contribution active des mains intérieures. Le croisement des forces internes et externes est inéluctable car le monde est un tissu d’interactions et un jeu d’intérêts où les parties concernées se tiennent à l’affût des changements pour en tirer bénéfice, en dévier le cours ou les empêcher d’aboutir. Tel fut le cas pour le printemps arabe. Ce dernier était bien un produit de fabrication arabe, mais que les prédateurs arabes et étrangers conduisirent à la guillotine en Libye, en Syrie et ailleurs… A quoi ressemblera la région demain ? L’ancien MoyenOrient n’étant pas viable, la naissance d’un nouveau MoyenOrient n’étant pas attendue et les chances de recomposition d’un grand Moyen-Orient étant quasi nulles, il est fort à parier que l’Orient arabe se transformera en une mosaïque d’entités confessionnelles et ethniques, réconciliées mais distinctes, à l’intérieur même des États créés par Sykes-Picot, lesquels ont encore, selon toute probabilité, une belle espérance de vie, alors que le bel ensemble en carton-pâte de « l’Orient arabe » amorce son déclin. C’est ainsi que l’Irak, morcelé et baignant dans son sang, demeurera pour une durée indéterminée, à l’image de ses forces éparpillées, le gérant impuissant d’une pluralité obéissant aux divisions de ses provinces. Car il est établi que dans les sociétés scindées verticalement selon un principe confessionnel, ethnique ou clanique, la victoire ne revient jamais, dans les luttes intestines, à l’une ou l’autre des factions en conflit. Il semble que la Syrie, dévastée, restera, après la fin des combats et la faillite de tous les combattants, une unité géographique, certes, mais un État rassemblant des provinces multiples aux passions multiples, auquel il sera imposé de vaquer à ses seules affaires intérieures, de renoncer à la défense de toute cause extérieure et d’adopter à cet égard une politique de neutralité. Ainsi, la suppression de toute vision unifiée, nationale ou nationaliste, en matière de politique régionale ou internationale, forcera ce pays à être dirigé de l’étranger. Quant au Liban, il aura récolté de ses guerres passées, de l’adversité et de ses épreuves présentes, une immunité entitaire (et non identitaire), une inconsistance politique et la putréfaction de son système. Il faut donc noter la persistance des entités étatiques, protectrices et gérantes des contradictions. Quoi qu’il en soit, l’Orient arabe sera sous tutelle, par le biais de l’influence et de l’hégémonie dont bénéficient les puissances protectrices des nouvelles entités et régions redessinées. Force est donc de faire ce constat affligeant que l’avenir attendu de l’Orient arabe est bien la partition et le partage. ■ Nasri Al-Sayegh est le responsable de la page « Opinions et perspectives » d’As-Safir. Traduit par Randa Abi Aad. … L’Orient arabe en voie de partition et de partage DOSSIER DU MOIS : COMMENT L’ORIENT VOIT L’OCCIDENT SUPPLÉMENT MENSUEL - MARS 2015 5 Le terrorisme sert trop bien les intérêts occidentaux pour être qualifié de pur produit oriental… Hassan Nasrallah Walid Joumblatt (Commentaires du 9 janvier 2015 sur les attaques terroristes qui ont visé la rédaction de l’hebdomadaire Charlie Hebdo) : « A travers leurs actes immondes, violents et inhumains, ces groupes ont porté atteinte au prophète plus que ne l’ont fait les caricatures qui le visaient. » « Le fléau du terrorisme a atteint aujourd’hui les Etats qui ont exporté leurs propres extrémistes vers nos pays, leur ont obtenu des visas et leur ont offert toutes les facilités pour leur départ. » (Commentaires du 29 septembre 2014 sur la coalition contre « Daech ») : « L’Amérique est la mère du terrorisme. Washington a créé ces groupes terroristes ou contribué à leur création. » ■ Le crime contre Charlie Hebdo est un crime barbare. Aucun motif ne justifiait un acte pareil. (… ) Nous rejetons et condamnons l’atteinte aux religions et à leurs symboles. En même temps, nous refusons l’utilisation de la religion pour justifier tout acte odieux ou toute aventure militaire ou terroriste. Cela nuit à la religion et à son message de tolérance, de justice et de rencontre. Les exemples à ce niveau sont nombreux : Croisades, colonisation de l’Afrique, (…) extermination des Indiens en Amérique, occupation de la Palestine sous le prétexte de la « Terre Promise » (…). L’injustice est indivisible. Si des millions de personnes répètent aujourd’hui « Je suis Charlie », je leur réponds : « Nous sommes Charlie, mais nous sommes aussi la Palestine occupée et sans abri, nous sommes la Syrie détenue et déplacée, nous sommes les enfants de Palestine et de Syrie, qui meurent assassinés, ou meurent de souffrance et de froid ». ■ Hassan Nasrallah est le secrétaire général du Hezbollah. Walid Joumblatt est le leader du Parti socialiste progressiste. Talal Salman Mohammed Ballout Les terroristes qui ont commis les meurtres de Charlie Hebdo, comme un certain nombre de ceux qui ont agi ailleurs en Europe, sont nés et ont grandi en terre occidentale. On trouvait dans les rangs des personnalités qui ont participé à la manifestation de Paris, certains leaders dont les services de sécurité facilitaient les mouvements des terroristes et connaissaient parfaitement leur destination comme leurs objectifs. Des responsables occidentaux ont d’ailleurs admis que leurs pays couvraient les terroristes en facilitant leurs déplacements, supposant que la nuisance se réduirait à des pays lointains et des peuples au teint basané… Mais les voilà qui découvrent que le terrorisme n’est pas une marchandise à exporter, et que ses acteurs obéissent à un programme spécifique qui ne distingue pas entre les victimes sur une base raciale ou religieuse. ■ Deux grands gagnants dans les manifestations de janvier en France contre le terrorisme : Israël et les Etats-Unis. Sous les acclamations « Israël survivra et vaincra », le Premier ministre Benjamin Netanyahu figurait au premier rang dans la plus grande synagogue de Paris, près du président français François Hollande, afin de prier pour les victimes des attentats meurtriers contre le journal Charlie Hebdo et pour celles de l’hypermarché casher. Après avoir demandé aux juifs français d’immigrer en Israël, qui saura les protéger des attaques antisémites, Netanyahu a obtenu un accord pour y enterrer les quatre juifs assassinés par Amedy Coulibaly lors de sa prise d’otages. Il s’agit là d’une décision hautement symbolique qui encouragera l’émigration des juifs français vers Israël (lequel souffre par ailleurs d’un mouvement de ses citoyens dans le sens opposé) et qui restaurera la réputation de ce dernier comme foyer pour tous ceux qui fuient une Europe islamique après avoir fui une Europe antisémite. Quant aux Etats-Unis, ils ont aussitôt annoncé la tenue d’un sommet mondial pour combattre le terrorisme… à Washington. ■ Mohammed Ballout est journaliste politique. Israël : « Daech », le fruit trop vert des erreurs américaines… Helmi Moussa Israël jubile. La mainmise de l’organisation jihadiste « Daech » (L’État islamique en Irak et au Levant) sur de grandes villes d’Irak le réjouit. Il se gausse non pas des Irakiens mais plutôt… des Américains. Certains milieux israéliens ont considéré que cette prise de contrôle allait affoler l’ensemble du MoyenOrient. Il est évident qu’Israël essaie, dans le cadre des conjonctures actuelles, de trouver un terrain de coopération avec certains pays arabes. Ainsi, elle considère que combattre ces groupes islamistes radicaux favoriserait son dessein. Boaz Bismuth, chroniqueur des affaires internationales au quotidien Israel Today, proche du gouvernement Netanyahu, a écrit : « Deux jours, pas plus, avaient suffi aux jihadistes de l’État islamique en Irak et au Levant pour contrôler deux villes importantes d’Irak. Ce qui donne l’alarme est la rapidité imprévisible de leur chute. Face à ces développements, l’armée irakienne, censée avoir pris les rênes du pays après le retrait américain en 2011, ne joue, dans le meilleur des cas, que le rôle de spectateur ». (…) Quoi qu’il en soit, Bismuth a signalé que « l’Irak se désagrège » et que le scénario du pire se réalise aux yeux des Américains. Dans un article intitulé Tempête dans le désert, paru dans le supplément hebdomadaire du Maariv, Jacky Khoury a précisé que Daech est actuellement considéré comme « une organisation jihadiste d’Irak riche et monstrueuse. Elle regroupe quelques milliers de combattants, exaltés par le mobile d’établir un État islamique et soutenus par des apports financiers considérables. En dépit de l’esprit du jihad qui prévaut chez ses guerriers, le contexte de sa genèse n’est pas du tout religieux. Car « Daech », à l’instar des autres organisations sunnites extrémistes en Irak, n’est que le fruit trop vert des erreurs américaines. Les Etats-Unis en effet ont démantelé un pouvoir étatique sans avoir su édifier un pouvoir alternatif. Parmi les combattants de « Daech » on retrouve des officiers et des soldats sunnites de l’ancienne armée de Saddam, ainsi que des fonctionnaires que les Américains avaient jetés aux chiens sitôt après leur invasion de Bagdad en avril 2003 ». (…) ■ Helmi Moussa, de nationalité palestinienne, est un journaliste politique qui a passé de nombreuses années dans les prisons israéliennes. Vasily V. Vereshchagin, « L’apothéose de la guerre », 1871. 6 LITTÉRATURE Comment l’Occident voit l’Orient Le voyage en Orient ou les miroirs déformants « Partout l’Oriental est pour moi une énigme vivante. » (André Duboscq, L’Orient méditerranéen) Jean Jabbour D ans l’immense bibliothèque orientale, il est un titre qui retient l’attention, Le mirage oriental (1910), de Louis Bertrand, titre révélateur de ces visions qui sont autant perceptions réelles qu’illusions, chimères ou même fantasmes. Une bibliothèque immense, disais-je, où se concurrencent près de 60.000 ouvrages, et où se bousculent voyageurs, historiens, sociologues, islamologues, en vue de décrire, d’expliquer, d’analyser, d’interpréter, d’assimiler, de simplifier cet Orient qui reste toutefois insaisissable et rebelle, générateur des clichés les plus contradictoires. Il apparaît tour à tour tolérant ou fanatique, doux ou cruel, puritain ou voluptueux, selon le regard qui se porte sur lui ; c’est que dans la façon de voir, il y a une façon d’être… et par conséquent on ne trouve en Orient que ce qu’on y cherche. Dans cette bibliothèque riche et variée, mes « frères ennemis » depuis des années furent ces « parcoureurs d’espace », les voyageurs. J’ai lu les pressés comme les paresseux, les fantaisistes « raconteurs d’histoires », mais aussi les sérieux, amateurs d’informations et de documentation. La liste est longue, le corpus disparate ; aussi est-il prétentieux, presque ridicule, de vouloir déceler un fil conducteur ou un enchaînement logique à un discours si fragmenté. Il n’est pas moins ridicule d’isoler les voyageurs de leur époque, et leurs récits de leur contexte socioculturel, pour les juger ensuite à l’aune de nos valeurs et connaissances actuelles. Ces précautions prises, une analyse rétrospective permet de sonder cet imaginaire collectif qui s’est dévoilé sous la plume de quelques auteurs clés. Faut-il remonter au Moyen-Age ? L’entreprise est hasardeuse, et il ne faut peut-être pas chercher la première image de l’autre dans le regard de ces pauvres gens qui ont subi l’effet de l’exhortation fanatique du prêche de Clermont, et qui ont fini, dans leur zèle à punir les profanateurs des Lieux saints, par confondre Constantinople avec Jérusalem ; cette image, il faut la chercher dans le voyage d’un illuminé comme Richard le Pèlerin qui, dans sa Chanson d’Antioche, brosse du « sarrasin félon et idolâtre » un portrait qui sied à un diable. Rien n’est plus facile que d’accumuler les citations grotesques et hostiles, mais l’ignorance avait son excuse : les temps étaient obscurs, les masses illettrées, et les lumières de la Renaissance n’avaient pas encore pointé. De l’époque de la Renaissance je ne citerai pas des voyageurs comme André Thévet, Pierre Belon ou Nicolas de Nicolay, car il paraît que le regard fraternel et conciliateur trouve sa meilleure expression chez le cosmopolite Guillaume Postel ; celui-ci avait effectué deux longs séjours en Turquie, étudié la langue arabe et examiné attentivement le texte coranique, pour aboutir dans De la République des Turcs (1560) à un dénigrement systématique des mœurs et des croyances de cette « gent muhamédique ou arabique » qu’il convient de mieux connaître uniquement dans le but de la réduire à l’impuissance. Les lumières de la Renaissance étaient donc loin de modifier les représentations injurieuses profondément ancrées dans les mentalités collectives. Le voyage en Orient connaît son essor au XVIIème siècle (donnant de 150 à 200 récits de voyage). Voyages privés (Jean-Baptiste Tavernier, Henri de Beauvau, François Brèves, le chevalier Chardin) ou voyages de renseignements (Jean Coppin, Joseph de Tournefort), l’Orient devient objet d’engouement et de curiosité, une matière exotique par excellence. Jean Thévenot fait figure de voyageur-type. Selon lui, les orientaux sont « parfaits en tous vices » : paresse, bassesse, pédérastie… Cependant la solution à ces maux, c’est son ami Chardin qui sait le mieux la formuler : « Ils en feraient beaucoup davantage s’ils avaient les belles méthodes de notre Europe » ! Il n’existe donc de salut qu’en suivant le modèle européen… Idée chère au siècle des lumières qui, dans ses débuts, voit son imagination bercée par l’Orient fabuleux des Mille et une nuits traduites par Galland (1704), avant de découvrir la bonne recette dans l’enquête de Volney, dans son Voyage en Egypte et en Syrie (1788). L’idéologue Volney constate en effet que l’Orient sombre dans son infériorité sociale, politique, scientifique et religieuse, et qu’il n’y a rien à attendre de l’esprit turc « ennemi de l’espèce humaine » et imperméable au progrès ! Il est donc légitime que l’Orient devienne une « responsabilité » de l’Occident. Conseil judicieusement appliqué par Bonaparte qui se lança un an plus tard dans son expédition en Egypte. L’entreprise de Bonaparte marque le point de départ du colonialisme, lequel nourrit les textes des romantiques qui, presque tous, avaient voyagé en Orient. Chateaubriand en « nouveau croisé » s’en prend à l’islam dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), et reprend le schéma manichéiste du Moyen Age, où tout le bien est du côté chrétien Jean Thévenot fait figure de voyageur-type. Selon lui, les orientaux sont « parfaits en tous vices » : un de ces vices est la paresse. Ci-dessous paresse, oisiveté, fêtes et loisirs de l’Orient du XVIIème siècle vu (ou imaginé) par les peintres orientalistes. Félix de Vuillefroy, « Une réception en Algérie ». José Tapiro y Bara, « Préparatifs pour le mariage de la fille du Cherif à Tanger ». Ludwig Deutsch, 1892. Rudolf Ernst, « Musiciens ». LITTÉRATURE SUPPLÉMENT MENSUEL - MARS 2015 et tout le mal du côté musulman. Le seul remède à cette décadence généralisée serait une intervention qui mettrait fin aux agissements de ces « bourreaux mahométans ». Lamartine, plus tolérant au départ, ne tarde pas dans son Voyage en Orient (1835) à nourrir la nostalgie d’une France conquérante, car l’Orient n’est plus capable de se gouverner luimême, il lui faut un guide : « Il est temps, selon moi, de lancer une colonie européenne dans ce cœur de l’Asie, de reporter la civilisation moderne aux lieux d’où la civilisation antique est sortie ». Le même rêve hante aussi l’esprit d’Alexandre Dumas dans ses Quinze jours au Sinaï (1846), et paradoxalement celui de Flaubert, qui a fait le tour de toutes les maisons de plaisance et qui n’aborde – comme il est facile de le constater dans sa Correspondance (1850) et ses Notes de voyage publiées en 1991 – que les femmes de mauvaises mœurs ; pourtant il ose affirmer : « Il n’y a rien ici pour s’opposer à une invasion. Dix mille hommes y suffiraient, des Français surtout ». Edmond About de son côté ira plus loin dans son voyage publié sous forme de roman, Le fellah (1869) ; il y charge un intellectuel arabe, Ahmed, de faire la satire de cet Orient sauvage et barbare et de supplier l’Occident de le coloniser : « Notre peuple est arriéré, je le sais, je l’avoue… l’Europe aussi ferait une excellente affaire en colonisant un pays qui n’est pas à plus de six jours de Marseille ». Il ne manquait à cette fin de siècle que Jean Valnore (Les mirages, 1890), Maxime Guffroy (Six mois au Liban, 1892) ou Georges Montbard (En Egypte, 1892), et surtout Louis Bertrand dans son Mirage oriental, pour voir l’incompréhension friser le racisme : « L’Orient ? Vous ne savez pas ce que c’est ! C’est l’ordure ! C’est le vol, la bassesse, la fourberie, la cruauté, le fanatisme, la sottise ! Oui, je le hais, l’Orient ! Je hais les Orientaux, tous ces porteurs de tarbouchs, tous ces égreneurs de chapelets !… ». Peut-on parler de voyage au XXème siècle? Peut-être pas, car le mystérieux et l’étrange qui enveloppaient tout écrit sur l’Orient semblent à jamais dévoilés. Cependant dans la première moitié du siècle, Barrès, J.J. Tharaud et Maurice Pernot semblent ranimer le dernier souffle du genre. Sous « L’Arabe n’a jamais su créer un État… et si vous le voyez féru d’idées parlementaires, c’est que le système démocratique favorise ses trois défauts essentiels : une prétention folle, un goût effréné du bavardage, et un penchant inné aux affaires louches, au tripotage. » (J.J. Tharaud) John Frederick Lewis, « La vie du harem », 1857. 7 leur plume, malheureusement, les stéréotypes persistent. L’Oriental paraît fanatique, xénophobe et profondément énigmatique : « L’Arabe, dira J.J.Tharaud dans Alerte en Syrie (1937), est un être d’imagination, et la raison n’est pas son fort. Jamais il ne sait nettement la mesure du possible et de l’impossible ; jamais, il n’a su créer un État… et si vous le voyez aujourd’hui féru d’idées parlementaires, c’est que le système démocratique favorise ses trois défauts essentiels : une prétention folle, un goût effréné du bavardage, et un penchant inné aux affaires louches, au tripotage ». Un tableau sombre et décevant, certes ! L’explication à cet échec, j’ai cru la lire chez Pierre La Mazière, dans son ouvrage Partant pour la Syrie (1926) : « Si nous avons essuyé un si grand nombre d’échecs dans ce pays, c’est que nous ne l’avons pas compris, c’est que jamais nous n’avons entendu sa voix, ni perçu les pulsations de son sang ». En dépit de tout, l’espoir persiste, car « au milieu du parcours fait par l’Orient et par l’Occident, en sens contraire l’un de l’autre, la rencontre est peutêtre susceptible de se produire » (G.A. Astre, OrientOccident, vers un humanisme nouveau, 1942). ■ Jean Jabbour est directeur de la Faculté des Lettres III à l’Université libanaise ; il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont : L’Orient au miroir de la peinture française (1992), L’image de l’Autre dans le discours occidental (2001), Le Grand Mounged français-arabe (2009). Ferdinand Roybet, « L’essayage de la parure », 1872. Ludwig Deutsch, « Les joueurs de dominos », 1882. Paul Joanovics, « Le charmeur de serpents », 1887. L’encyclopédie de Beyrouth Capitale mondiale du Livre enfin en version électronique ! Nombreux étaient les lecteurs à réclamer la version papier de l’encyclopédie de Beyrouth Capitale mondiale du Livre, parue en octobre 2014. Les demandes d’outre-mer pour une version électronique pullulaient également. Elles ont été entendues. En cliquant sur ce lien, vous pouvez accéder gratuitement à ladite version : http://www.al-ilmiyah.com/BWC2009/index_bwc2009.htm C’est Jihad Beydoun, le directeur commercial de Dar al Kotob al ilmiyah, qui a monté, à partir de la version papier, l’ebook de Beyrouth Capitale mondiale du Livre. Un ouvrage de mille pages que vous pouvez feuilleter en cliquant simplement pour tourner les pages.■ Je suis Anne van Kakerken Depuis ces matins de janvier où le terrorisme a rappelé qu’il tuait aussi à Paris, il n’est plus moyen d’échapper au petit bandeau noir, à son écriture blanche, au désormais fameux je suis Charlie, collé partout sur les écrans, au fronton des médias et de toute entreprise culturelle, trois mots affichés jusqu’au seuil des boutiques et répétés obligeamment en préambule à toute discussion sur le sujet, ou hors sujet. Je suis suscite l’enthousiasme, en lui un peuple soudain se dresse, qui se souvient de ses chemins de liberté, il se jette comme un seul homme dans la peau des victimes aussitôt réinvesties de cœurs vibrants, d’un foyer d’aspirations communes, frondeuses, étonnant le monde du feu vif qui couvait encore sous la cendre. Je suis, identité secrète où virevolte tout symbole qu’on fait sien. Quand Kennedy proclamait en son temps « ich bin ein Berliner » (« je suis un Berlinois »), le peuple enclavé de Berlin-Ouest applaudissait celui qui s’unissait à lui face au diabolique bloc de l’Est de l’autre côté du mur. Et aujourd’hui, quand je m’agrège au je suis, n’est-ce pas sur la même considération, selon laquelle je défends un monde libre contre les forces du mal ? Mais voilà, en ces jours de janvier le diable n’a pas dévalé quelque mont lointain pour s’abattre sur une Le Festival d’Angoulême a décerné Jeudi 29 janvier un Grand Prix spécial à Charlie Hebdo. affable cité de lumière ; tout au plus a-t-il jailli de derrière un mur bâti par mes soins. Car les trois terroristes sont nés dans mon giron et y ont grandi. Ils sont mes enfants. Alors me voici forcée d’ajouter : je suis la terreur, je suis la violence et le fanatisme. Et par-dessus tout, moi nation si savante, je suis l’ignorance. En mes clartés vacillantes et mon esprit de liberté prospère aussi l’ombre la plus noire ; je l’ai nourrie en mon sein. Aucun terrain guerrier en Irak, en Syrie ou ailleurs ne m’épargnera mon travail intérieur, celui qui s’attelle à guérir, transformer, pacifier l’âme jusqu’au point où je suis sera affirmation de plénitude et non simple manifestation de résistance à l’ennemi. De même, à quelle pacification intérieure puis-je bien œuvrer, si tout en ajoutant je suis juif sur mon écriteau noir et blanc, je songe à quitter le navire pour m’installer à l’ombre d’un autre mur de honte, sur un lopin de terre palestinienne ? Pourtant Dieu, ou l’univers, ou le hasard, a bien ajusté ses messages sur chaque lieu de crime. Un A quelle pacification intérieure puis-je bien œuvrer, si tout en ajoutant je suis juif sur mon écriteau noir et blanc, je songe à quitter le navire pour m’installer à l’ombre d’un autre mur de honte, sur un lopin de terre palestinienne ? « jeune Français d’origine arabe » en abattait un autre sur le trottoir parisien, un meurtrier face à un policier en service ; François Mauriac aurait peut-être pensé à lui prêter ces mots : « j’aurais pu être cet homme-là », en d’autres circonstances. Car je suis l’autre et le même. Au supermarché casher, plus étroitement encore, de leur commune racine malienne l’assassin et l’employé devenu héros malgré lui, semblaient brandir un miroir à double face, pour que je m’y contemple. Mais la République honnit ou adule, elle n’a que faire de ces troublantes coïncidences ; elle octroie sa nationalité comme un cadeau suprême, et pense déjà la retirer à ceux qui démériteront, prête à trancher dans ses entrailles. « Je suis Lassana », a prononcé le jeune homme en recevant sa carte d’identité. Soi-même. Ne se revendiquant qu’humblement humain parmi d’autres humains, agissant au seul nom de la désuète fraternité. L’acte fraternel désarmant le fanatisme. Et la pensée. Quand Descartes déduisait « je pense donc je suis », il avait traversé, avant je suis, avant je pense, le doute fondateur. Celui qui remet en cause mes connaissances et mes opinions. Mes croyances. Alors, me reconnaissant en l’inextricable maillage de mes identités entremêlées, je suis. ■ Anne van Kakerken est une écrivain française. Titulaire d’un doctorat de Lettres, elle a travaillé au Moyen-Orient et a notamment publié Adou les bras perdus du Nil.
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